8 juillet 2015. Arles est assiégée par la canicule depuis presque une semaine : la ville transpire. Je me rends au vernissage d’une installation in situ de Céleste Boursier-Mougenot, i0, prenant place dans l’église Saint Honorat des Alyscamps. Je franchis le portail de la nécropole et m’engage sur une longue allée caillouteuse, escortée par des rangées d’arbres et de tombeaux en pierre alignés de part et d’autre du chemin. Je découvre au bout de cette haie d’honneur particulière l’église Saint Honorat, bâtiment inachevé, à la fois clos et ouvert sur l’extérieur. Des arbres se sont logés dans la nef sans toit : le ciel fait office de plafond. Je traverse la nef et pénètre dans la partie fermée du monument où je savoure la fraîcheur et adapte ma vue à l’obscurité soudaine. Quelques personnes se trouvent là et déambulent dans le bâtiment. Je les imite. Je regarde autour de moi, cherche des yeux l’installation, mais ne vois rien. Un son étrange et continu parcourt le lieu. Qu’est-ce ? Je m’arrête. Je m’aperçois qu’il n’y a rien à voir : il faut écouter. L’œuvre est tout autour de nous, invisible mais enveloppante. « Le sonore demande plus de temps pour être perçu à la différence des tableaux, des images que l’on saisit tout de suite, instantanément. » observe l’artiste, musicien de formation.
Ce lent bourdonnement qui résonne dans l’église est produit par le satellite Io dans sa course effrénée autour de Jupiter. Céleste Boursier-Mougenot a placé à côté de l’église une antenne conçue pour capter les ondes radio produites par l’interaction d’Io avec la magnétosphère de Jupiter. Ce bruit est converti en direct en musique grâce à un traitement du signal audio du cru de l’artiste. Céleste Boursier-Mougenot nous fait « percevoir des phénomènes de l’ordre de l’imperceptible » : il fait parler le cosmos silencieux. Nous sommes les auditeurs privilégiés d’un étonnant concert lunaire, «qui n’a ni début ni fin. Le public peut venir écouter ce concert tout l’été dans l’église, explique l’artiste, à la différence des salles de concert qui font venir les gens pendant une durée de temps définie. J’aime un rapport à la temporalité plus ouvert. J’aime que les visiteurs puissent revenir, rester longtemps. » Cette installation, conçue pour l’église Sainte Honorat, a demandé à Céleste Boursier-Mougenot une attention particulière : l’artiste a veillé à ce que l’œuvre épouse le lieu et ses spécificités acoustiques le plus naturellement possible. « J’avais les clés des Alyscamps. J’ai travaillé seul là-bas pendant 8 jours à écouter l’acoustique, à faire tourner le signal sonore reçu dans l’église pour que ce lieu résonne au mieux de cette présence. »

Avec son installation, l’artiste fait entrer un fragment de l’univers à l’intérieur du bâtiment : les 628,3 millions de kilomètres qui nous séparent du satellite ne sont plus, Io semble être tout près de nous, à portée de main. Céleste Boursier-Mougenot invite souvent la nature et les éléments, laissés d’ordinaire sur le seuil de la porte d’entrée, à pénétrer dans les galeries et à investir l’espace. Ainsi, l’artiste inonde une partie du Palais de Tokyo (acquaalta, 2015), fait voler entre les murs du Musée des beaux-arts de Montréal soixante-dix oiseaux (from here to ear v19, 2015), provoque des averses de pluie sur une batterie acoustique dans le Musée des Abattoirs de Toulouse (averses, 2014)… Autant d’installations qui mêlent intérieur et extérieur, culture et nature.
L’artiste ne se contente pas de dépasser les limites matérielles des galeries, il invente aussi des dispositifs pour déjouer les limites du réel : il donne vie à l’inerte (offroad, Les Abattoirs, 2014), fait marcher l’immobile (rêvolutions , Biennale de Venise, 2015)… Il fait ainsi déambuler trois pianos au comportement lunatique sur le sol des Abattoirs : tantôt aimants, tantôt fuyants, les instruments suivent ou évitent le visiteur. Leur mouvement et leur comportement, contrôlé par un logiciel, est influencé à la fois par la trajectoire et l’intensité du vent (mesuré par un anémomètre posé sur le toit du musée), par la configuration de la salle qui les accueille et par le positionnement des spectateurs dans le lieu. « Je suis soucieux de la répartition des spectateurs dans l’espace » déclare l’artiste. « Chaque visiteur fait partie intégrante de l’œuvre par sa simple présence et par ses déplacements. »

La démarche de recherche et d’expérimentation de Céleste Boursier-Mougenot s’apparente à celle d’un scientifique, sa singulière palette d’artiste se compose d’instruments de mesure, de robotique… Mais, si l’artiste « aime utiliser des éléments de la science », celui-ci affirme ne pas avoir « de prétention scientifique » : il se sert de ces éléments « pour créer des choses poétiques ». Son statut d’artiste lui permet d’effectuer des « recherches qui ne servent à rien ». « Je pose des questions (parfois presque naïves) qu’un scientifique (dans le cadre de sa recherche académique) ne pourrait pas se poser publiquement » ajoute-t-il, et, paradoxalement, il parvient à embarquer avec lui des scientifiques dans ses drôles de projets. Ainsi, après avoir animé des objets, Céleste Boursier-Mougenot, accompagné par un chercheur et des botanistes, est parvenu à faire avancer trois pins sylvestres en reliant leurs déplacements aux variations du flux de leur sève et à leur sensibilité au basculement entre l’ombre et la lumière. Les arbres, libérés de leur fixité, ont pu se mouvoir à leur aise entre les spectateurs dans le Pavillon Français de la Biennale de Venise (et dehors sur son parvis).
« Chaque chose que l’on regarde contient des éléments que l’on ne voit pas, que l’on ne soupçonne pas » avance l’artiste. L’art de Céleste Boursier-Mougenot révèle ces choses cachées : il « ne reproduit pas le visible, il rend visible » (selon les mots de Paul Klee). Aux Abattoirs (averses, 2013), les rayons cosmiques imperceptibles qui frappent le bâtiment nous apparaissent sous forme de pluie : les gouttes d’eau tombent sur une batterie, produisant une étrange mélodie. Ces fines particules émanant du soleil, qui nous traversent chaque jour sans que l’on s’en aperçoive, deviennent soudainement visibles et audibles : l’artiste leur donne un visage et une voix. Dans ses installations, Céleste Boursier-Mougenot donne aux flux « une forme physique ». L’artiste nous appelle à être plus attentif, à porter un regard neuf et curieux sur les choses qui nous entourent, à « tendre l’oreille, écouter les choses avec concentration comme si c’était de la musique. […] Quand on écoute le bruit que produit le monde, tout semble être parfaitement accordé : le vent, un cri, le moteur d’une voiture… ».

L’artiste « aime le vivant, ce qui bouge, ce qui n’est pas fixe ». Et quoi de plus versatile qu’un oiseau ? Pour son installation from here to ear (dont il a réalisé plus de vingt versions différentes de différents formats), Céleste Boursier-Mougenot convoque 70 petits pinsons à investir la salle carrée du Musée des Beaux-Arts de Montréal, dans laquelle sont disposées quatorze guitares électriques. Les guitares, posées sur des trépieds, font office de perchoirs pour les oiseaux qui, en se posant, font chanter les instruments. L’artiste a « réparti les guitares comme une partition en trois dimensions », accordé différemment chaque instrument et réglé les amplis pour orienter la composition imprédictible et désinvolte produite par le mouvement des oiseaux, qui réagissent à la présence des visiteurs. Il est le chef d’orchestre de ces guitaristes improvisés et imprévisibles, desquels dépend la réussite de son projet.
Céleste Boursier-Mougenot travaille sur le direct.« Je suis un équilibriste qui essaye de faire en sorte que toute éventualité, toute occurrence devienne productive ». Même après le vernissage de ses installations, l’artiste ne considère pas son œuvre comme finie : son travail se définit comme un Work in Progress, un « chantier en cours ».« J’aime avoir toujours la possibilité de modifier la forme produite. Cela demande de l’attention, de la disponibilité.[…] Je veux créer quelque chose qui puisse m’étonner moi-même. »
Propos recueillis à Arles le 9 juillet 2015.